Tentative de mort aboutie.

Guilaine

Guilaine

Plus de cinquante ans après l’apparition des premiers facteurs de risque, Guilaine met fin à sa vie. 
Didier, son mari, témoigne.

Didier est un jeune retraité, bénévole dans une association qui œuvre pour l’accompagnement des personnes en deuil ou en fin de vie. Didier est veuf, sa femme Guilaine, a mis fin à ses jours il y a plus de dix ans. Voici quelques éléments extraits de notes et d’une synthèse biographique, prises par son épouse, suivis du témoignage de Didier.

Il faut remonter à l’enfance de Guilaine pour comprendre son passage à l’acte en 2009, à l’âge de 59 ans.

Sa vie est une succession d’évènements traumatiques qui vont s’enchaîner.

Guilaine se nomme en réalité Ghislaine à l’état civil. Elle avait un frère Gérard, de 18 mois son aîné. À la séparation des parents, les deux enfants vivent avec leur père, dans la rue, dormant dans la voiture, ou au petit bonheur de décrocher un lit pour une nuit rapide chez des proches de la famille. Guilaine ne reverra jamais sa mère.

La petite fille se rappelle la faim, les pleurs et les maladies infantiles qui l’assaillent et qui ajoutent des complications à ce quotidien déjà difficile, en renforçant sa culpabilité d’être, comme elle le cite dans sa biographie sommaire, « la pénible du groupe ».

Mais malgré l’indigence, en regardant le bonheur des autres, l’espoir de vivre des jours meilleurs demeure.

Le père doit finalement se résoudre à placer ses enfants au bout de quelques mois dans un orphelinat. – Il a fait tout ce qu’il a pu, écrit Guilaine – et je défends qui que ce soit de juger mon papa ! Ajoute-t-elle.

Elle raconte son dernier souvenir de lui, elle n’a pas dix ans : « —je le revoie, avec mon gobelet et ma brosse à dents, sur le perron du centre où il allait nous laisser pour toujours ». — Je l’ai attendu longtemps, raconte-t-elle, le nez collé à la baie vitrée en pleurant, des dimanches entiers, avec le rêve de le voir apparaître, avec cet espoir qui permet de vivre encore…

Elle ne le reverra pas.

Les évènements vont s’enchaîner pour la fillette et son frère, qui seront déplacés en 1958, de la région parisienne vers un foyer d’accueil dans les Landes. Ce nouveau monde leur est totalement étranger. Jusqu’au dialecte local que les enfants ont du mal à comprendre. Humiliations, moqueries grossières, rien ne leur est épargné, Guilaine explique qu’elle, et son aîné, étaient corvéables à merci, aux champs, à la maison, ils étaient au service de tous. Guilaine ajoute qu’ils ne bénéficiaient pas de suivi médical ni scolaire. Aussi, la petite fille subit avec dégoût, les mains passées sous sa jupe lorsqu’elle dessert la table, ou les regards que posent sur elle tous ceux qui passent, alors qu’elle est exposée, nue, le temps de faire sa toilette dans une bassine d’eau à l’extérieur de la maison.

Suite à un signalement de l’école, pour abus et maltraitance, elle sera sortie de cette famille d’accueil et placée par les services sociaux dans un pensionnat catholique à Anglet. Elle y fera ses études auprès de religieuses sévères et n’échappera pas aux brimades fréquentes. Elle en sortira en 1969.

En 1971, la jeune femme se marie, elle est enceinte. Guilaine rapporte à Didier, l’enfer dans lequel elle plonge à nouveau. Son mari est adjudant en chef de gendarmerie et elle aura à supporter ses assauts intempestifs, ses remarques dégradantes en public, ses insultes, et son maintien au domicile pour élever les trois enfants qui vont naître en 1972, 1974 et 1983. Elle subira deux avortements en 1978 et 1984.

Elle apprend que son frère est décédé « d’un accident de train » en 1973, il avait 24 ans.

Dans sa note biographique, Guilaine semble faire un lien entre la maltraitance subie durant sa vie maritale et son enfance malheureuse. Comme si c’était « inévitable » dit-elle. Elle résiste pour les enfants, elle qui connaît trop bien la douleur de grandir sans père ni mère.

Elle évoque une descente « aux enfers ». Une première tentative de suicide. Elle prend conscience de la nécessité de réagir si elle veut rester en vie. Elle parvient à se séparer de son mari en 1990, avec un profond sentiment de dégradation personnelle.

Elle apprend la mort de son père en 1991, il a 66 ans.

Guilaine n’a jamais ressenti le soutien et l’affection de ses enfants. Dans le texte qu’elle a laissé, elle écrit qu’elle leur pardonne.

Dans sa solitude affective, Guilaine garde l’espoir de rencontrer enfin un homme qui pourrait l’aimer sans concession… Elle note en première place dans sa synthèse biographique, son mariage avec Didier en 1999.

« Elle voulait écrire un livre depuis longtemps ! »

— Quand je l’ai rencontrée, commence Didier, elle m’avait confié qu’elle avait fait une tentative de suicide durant son mariage précédent. Au début je voyais qu’il y avait des phases de haut et de bas, mais il n’y avait pas de gravité.

Cependant son divorce a rendu les relations avec ses trois enfants très distantes, et je voyais Guilaine malheureuse de constater que leurs visites étaient motivées par l’intérêt. « Ça la rendait malade », elle en était profondément affectée. Cela réveillait sa souffrance due à son abandon par ses parents alors qu’elle était petite fille.

Mes parents habitent Anglet, explique Didier, et la première fois que nous y sommes allés ensemble, cela a ravivé des souvenirs de son enfance quand elle a revu le pensionnat où elle avait été placée.

Nous nous sommes mariés en 1999, nous étions heureux, elle m’a apporté beaucoup. Avant elle, j’étais quelqu’un de timide et de renfermé, mais elle était toujours en train de me vanter auprès de nos proches et je faisais pareil à son égard. Elle m’a… « pschitt » … fait Didier en faisant un geste de libération, elle m’a ouvert l’esprit sur d’autres choses de la vie plus importantes que le matériel, le travail, elle m’a poussé à aller davantage vers les autres. Nous nous aimions profondément.

Elle avait une hygiène de vie saine, elle ne souffrait d’aucune addiction.

Cependant elle avait deux attitudes différentes très marquées, comme si elle était deux personnages différents par intermittence. Une phase très exaltée, où elle pouvait être excessive, durant laquelle « tout était trop », puis survenait une période de grande dépression. Durant cette phase, elle restait cloîtrée dans la chambre, sans se laver, ni s’habiller, à pleurer pendant deux ou trois jours. Elle réalisait seulement après, la souffrance que je ressentais à la voir dans cet état. Elle s’en voulait, elle s’excusait. Elle m’encourageait à la quitter en justifiant que je n’avais pas à supporter cela. – Jamais je ne te laisserai, lui répondais-je. Je ne pouvais pas faire ça, et je n’en avais pas non plus envie, me précise-t-il. – Je ne lui en veux pas, c’est la maladie qui la rendait comme ça, elle ne contrôlait pas. Mais c’était difficile à vivre, notamment quand je partais travailler pour la journée. J’étais toujours inquiet de rentrer le soir et de la trouver enfermée dans la chambre, ne pas savoir ce qui se passait en mon absence. J’appelais depuis le travail, mais personne ne répondait… Mais jamais, jamais je ne l’aurais abandonnée, je n’aurais pas pu.

Quand je l’ai rencontrée aucune maladie n’était encore diagnostiquée. Nous ne l’avons su « qu’à la fin ».

En 2006, je l’ai trouvée inconsciente dans la chambre, un soir en rentrant du travail, des boîtes de médicaments à proximité et un petit mot.

Je suis intervenu assez tôt pour la sauver. Les pompiers l’ont conduite à hôpital, où elle a subi un lavage d’estomac.

Puis elle a été transférée dans une unité médicale spécialisée. Le diagnostic de bipolarité[1] est tombé.

Didier, qui a beaucoup étudié le sujet pour mieux comprendre les symptômes de son épouse, nous explique : c’est une maladie mentale chronique de la famille des troubles de l’humeur, qui se déclenche souvent dans l’enfance. Le malade peut vivre avec des années, et manifester les premiers signes beaucoup plus tard, parfois au bout de plusieurs décennies. Cette pathologie peut se transmettre par hérédité, mais il est admis que des traumatismes subis dans l’enfance peuvent en être la cause. La bipolarité[2] prend diverses formes, de légère à grave. Son diagnostic peut-être très long.

Après sa tentative de suicide et son passage aux urgences, j’ai été convoqué par le psychiatre qui m’expliqua qu’il faudrait qu’elle reste hospitalisée quelque temps pour suivre un traitement. Il attendait ma décision. Guilaine était à côté de moi, elle me suppliait de la ramener chez nous, de ne pas la laisser là, elle disait qu’elle ne le « referait » jamais. – Ramène-moi à la maison, je ne veux pas rester ici, insistait-elle. Le médecin était face à moi, suspendu à ma réponse. Je devais prendre une décision sur le champ. Je n’ai pas pu la laisser là. Nous sommes rentrés. Mais la suite des évènements allait me faire douter douloureusement d’avoir fait ce choix.

En 2009, nous faisions les préparatifs de départ en vacances. Le matin j’ai emmené notre petit chien, chez une gardienne à quelques kilomètres de chez nous. – Quand je suis rentré, je l’ai trouvée. Elle s’était pendue. C’était vraiment dur. J’ai appelé immédiatement notre voisin pour qu’il m’aide à l’allonger sur le lit, je ne pouvais pas la laisser « comme ça ». Quand je l’ai prise dans mes bras, je me souviens avoir ressenti « qu’elle n’était plus là ». C’était un corps, mais l’essentiel de ce qui l’anime n’y était plus. Je l’ai posé sur le lit et je me suis recueilli à ses côtés.

Je fais ce témoignage pour rendre hommage à ma femme Guilaine, et concrétiser son vœu de raconter sa vie dans un livre. Elle est partie depuis plus de dix ans, mais je pense à elle souvent, avec amour et sans tristesse. Je la sens présente à mes côtés et c’est un réconfort pour moi de la sentir paisible.

[1]En 2014 il n’existait pas d’outil d’évaluation paraclinique pour le diagnostic des troubles bipolaires (Haute Autorité de la Santé)

[2]Les facteurs qui conduisent au trouble bipolaire : vulnérabilité génétique, maltraitance durant l’enfance, prise de toxique par la mère durant la grossesse.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) place les troubles bipolaires au 6ᵉ rang mondial des handicaps. Les personnes bipolaires ont une espérance de vie réduite de 10 ans en moyenne par rapport à la population générale, notamment du fait de tentatives de suicide plus fréquentes. Les troubles bipolaires se caractérisent par des troubles chroniques de l’humeur : une alternance entre euphorie/exaltation et dépression. Une prise en charge médicamenteuse et psychothérapeutique permet de mieux gérer les symptômes.